S'il est un mouvement artistique qui a donné lieu à
d'infinies controverses, c'est bien le cubisme.
Juan Gris appartient à ce mouvement, même s'il n'en fut pas le
principal représentant. Braque et Picasso sont les deux peintres qui
lui ont donné son envol définitif vers la déstructuration
du sujet peint.
Pour comprendre le cubisme, il faut faire l'effort de passer de la peinture
figurative à une peinture plus intellectuelle, et c'est là
où l'incompréhension naît. On demande au spectateur non
plus de voir ce qui est exposé, mais de compléter ce qui est
représenté dans les différents plans. D'où une
certaine incompréhension, née à une époque
troublée par 4 ans de massacre et de déstructuration physique,
bien réelle celle-là. A-t-on en effet pensé que lors de
la naissance et de la période d'or du cubisme, des millions
d'êtres vivaient en permanence sous la menace d'être effectivement
dispersés en différents plans. Nous vivons en permanence dans
l'art et la masse générale de la population est entourée
par l'art. Il est en conséquence normal qu'à l'époque
où est né ce mouvement, celui-ci fut mal reçu.
Cézanne avait jeté le premier les bases du cubisme en
définissant l'espace par des lignes horizontales pour le champ et des
lignes perpendiculaires pour la profondeur. En faisant cela, Cézanne
avait commencé à déstructurer le sujet, mais celui-ci
restait néanmoins figuratif avec une prépondérance
donnée à la nature.
Puis vinrent Georges Braque, Francis Picabia et Pablo Picasso qui
donnèrent une autre dimension au mouvement en peignant non plus le
sujet tel qu'il est par nature sur une toile, c'est-à-dire
essentiellement en deux plans, mais en le déstructurant et le
représentant tel que nous pourrions l'imaginer, la perspective n'ayant
plus sa place ici. Les blocs ou cubes qui constituaient le sujet
étaient ici juxtaposés et peu importe que la profondeur
côtoyait ici ou là la surface plane, que l'axe du sujet fût
tantôt vu sur un plan, tantôt décalé vers la gauche
puis vers la droite. C'est l'imagination qui faisait le reste.
Peu importe désormais ce que disait Cézanne de l'espace:
« les lignes parallèles à l'horizon donnent
l'étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du
spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux.
Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or, la
nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu'en surface, d'où la
nécessité d'introduire dans nos vibrations de lumière,
représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante
de bleutés, pour faire sentir l'air. »
Braque et Picasso introduisirent le cubisme analytique sans
l'unicité de point de vue du motif.
Le sujet était peint sous des angles multiples différents,
juxtaposés ou enchevêtrés dans une même oeuvre. Plus
de perspective. L'importance était donnée aux plans dans
l'éclatement des volumes.
Ce mouvement évoluera en quatre temps de 1906 à 1914 et
finira comme un coureur cycliste en haut d'un col: essoufflé. On peut
reprocher à cette déclaration un certain parti-pris, mais il
faut peut-être revenir à Mondrian dont l'expressionnisme est un
dépassement du cubisme, lui qui reprochait aux cubistes de ne pas
être allés au bout de leur réflexion. Avait-il raison?
Dans la recherche de l'intellectualité des cubistes, on peut en effet
se demander si le fait de simplement déstructurer le motif pour
juxtaposer les formes sans donner forcément une perspective mais en
privilégiant les plans ne finirait pas par un cul de sac.
Lorsque Picasso peignait et repeignait à l'infini dans une
production devenue, en fin de vie, prodigieusement commerciale, on peut se
demander où il voulait aller. Mondrian, puis l'école de
New-York, allaient nous donner une réponse nette à cette
recherche intellectuelle. Le motif n'avait plus d'importance dans une
recherche intellectuelle; seule comptaient la pensée et la
réaction du spectateur face à l'oeuvre.
Avec ces nouveaux peintres expressionnistes, on s'éloignait donc du
mouvement prôné par Guillaume Appolinaire qui voyait dans le
cubisme la négation de la notion d'un Dieu unique créateur
remplacé ici par la propre nature divine de l'homme et dont la
théorie ne se rattacha jamais à l'ensemble de l'oeuvre
cubiste.
Picasso, matérialiste majeur, n'était pas engagé dans
une recherche métaphysique. Sa recherche portait surtout sur un
matérialisme dans un dialogue entre lui et la matière.
Après le précubisme de Cézanne et le cubisme
analytique de Picasso et Braque, arriva le cubisme analytique en
réintroduisant les couleurs et différentes matières sous
la forme de collages, mouvement auquel appartenait Juan Gris.
Les facettes les plus pertinentes de l'objet déconstruit
étaient désormais choisies par le peintre qui introduisait des
éléments de la réalité, en collant des papiers ou
en donnant des indications de matière à l'objet
représenté.
Enfin, avec le cubisme orphique, la boucle était bouclée. La
couleur se détachait de toute forme et de grands cercles concentriques
donnaient le rythme et la vitesse au tableau. On est ici à la limite du
cubisme, car la couleur et la forme donnaient ici le sens au tableau, on se
rapprochait petit à petit de l'expressionnisme, et le mouvement
cubiste, qui avait côtoyé les heures les plus terribles de la
première guerre mondiale, était un monde de chaos, qui allait
céder la place à la « Belle époque ».
Une autre ère commençait. Comment le cubisme allait-t-il
survivre?
Dans les musées.
Il reste néanmoins l'un des mouvements artistiques les plus forts de
notre histoire en ayant su dépasser les limites du motif pour commencer
à s'intéresser à la pensée.