Goya reste pour beaucoup d'amateurs de peinture un peintre
hermétique, distant, dont le travail a du mal à être
appréhendé. Une des raisons est peut-être parce que l'on
connaît de lui d'abord des portraits, des quantités de portraits,
portraits de silhouettes peu harmonieuses, de visages figés, de regards
tristes. Vie des personnages de la Cour dans une Espagne traversant une
période troublée et qui connut trois ou quatre royautés,
une guerre civile, une guerre de libération, une réaction
autocratique. Une autre raison est que l'on retient de Goya les tableaux
sombres de la fin de sa vie, ceux marqués par le mystère
religieux, les arts magiques, les âmes noires ou grises, les
tortures.
Mais la raison principale est que l'œuvre de Goya semble
présenter de nombreuses contradictions. Ces contradictions, nous les
devons à sa vie et à sa pensée.
Goya, c'est toute la clarté de l'Espagne, les couleurs, la vie, la
poussière et les cris des corridas, la fureur des combats. C'est ce
peintre-là dont il faut voir les tableaux. Ceux-ci nous racontent
l'histoire de son époque. De la vie à la Cour d'Espagne avec les
descendants des Habsbourg, de Madrid transformée par les Bourbons, des
courses de taureaux dans l'arène ou dans la ville qui nous disent
l'histoire et le patrimoine de cette péninsule. Goya, c'est aussi ces
femmes en mantille, sur les balcons ou dans les salons, ce sont ces regards
noirs et fiers, c'est ce peuple espagnol qu'il fait vivre en opposition aux
personnages de la Cour, ternes, effacés, tristes. Car Goya est
là.
Libre penseur, il a su avec habileté passer à travers les
mailles de l'Inquisition, de la royauté de Ferdinand lorsque celle-ci
pleine de morgue s'installe à Madrid avec l'appui des français,
puis se réinstalle après le départ de ceux-ci.
Et pourtant, Goya reste un libre penseur qui déteste
l'autorité sous toutes ses formes, qu'elle soit militaire, politique ou
religieuse. Goya n'aura de cesse de la peindre en la caricaturant et on peut
avec raison se demander comment ce peintre a pu proposer ces œuvres sans
que personne ne s'offusque de ce qu'il peignait. Il a bien été
inquiété lorsqu'il a peint la Maja nue, mais si peu. Il a bien
été interrogé après la chute de Napoléon,
mais n'avait-il pas peint Joseph Bonaparte à partir d'une
médaille et non pas en pied. Bref, un maître du pinceau, mais
aussi un maître de l'esquive.
Goya est et reste un peintre social, un avant-gardiste dans l'utilisation
des couleurs et des scènes et bien qu'il demeure figuratif, une part de
rêve commence à s'introduire dans son œuvre.
Goya influencera un nombre considérable de peintres
européens, à commencer par Edouard Manet, mais aussi Courbet,
Millet, Delacroix et bien d'autres encore.
C'est peut-être là le paradoxe. Voilà un peintre qui
marque son époque, mais qui ne sera vraiment
révélé au grand public qu'à la fin du 19ème
siècle lorsque ses œuvres seront exposées. Ce n'est qu'en
1900 que l'Espagne reconnaîtra son génie en lui consacrant toute
une exposition.
Goya aura eu une vie sociale agitée et pleine, des enfants de
différentes femmes, une pension royale confortable et une retraite
bordelaise tranquille bien que courte.
Pour ceux qui s'intéressent au fonctionnement sensoriel, faut-il
croire, comme certains le disent, que Goya n'est devenu grand qu'après
sa maladie de 1792 qui allait le priver de ses capacités auditives.
Probablement pas.
Goya a peint précocement des fresques religieuses, dont
l'inspiration doit beaucoup aux écoles italiennes, notamment Tiepolo,
des tableaux pleins de vie et de couleurs comme ses « Petits
Géants » ou son « Mannequin de paille » ou ses
« Quatre saisons ».
Mais, il est certain que cette infection qui allait le priver d'audition
reste pour beaucoup un tournant dans la vie de Goya. On ne sait d'ailleurs pas
ce qui s'est exactement passé. Goya a développé de la
fièvre, a été à peine conscient pendant de
nombreux jours et ne pouvait à son réveil ni parler ni entendre.
On a parlé à cette occasion d'infection de l'oreille, il est
plus probable qu'il a peut-être eu une
méningo-encéphalite.
Ce n'est pas sa peinture qui changera après cet épisode,
c'est sa vision du monde. Il deviendra beaucoup plus introspectif, plus
solitaire, comme beaucoup de malentendants et c'est un dialogue avec
lui-même que le peintre entamera. Il sera un spectateur
déchiré de l'Espagne écartelée. Son expression
sera la peinture.