Lorsque meurt Lavinia Fontana, presque 62 ans mois pour mois après
sa naissance, cet événement ne marque ni l'histoire, la grande,
ni celle de la peinture, dont elle fit son métier. Pourtant Lavinia
Fontana passa à la
postérité.
Lavinia, fille de peintre, joignit rapidement les traces de son
père, apprit les maîtres et se fit connaître localement
pour avoir peint les personnalités de sa ville natale, Bologne. En
1577, elle y épousa Paolo Zappi ou Fappi et donna naissance les
années suivantes à 11 enfants, dont 3 seulement lui
survécurent.
Mais, Zappi ou Fappi n'est pas un travailleur, il s'occupe en homme moderne
du ménage et laisse sa femme, Lavinia assurer le pain quotidien.
Lavinia fait ce qu'elle sait le mieux faire: peindre. Son mari lui servira
d'assistant, préparant les couleurs, nettoyant les pinceaux, rangeant
son atelier. De temps en temps, elle lui laisse peindre quelques draperies,
rien de bien méchant, et s'il est passé à la
postérité, c'est donc en tant qu'époux de Lavinia.
Lavinia poursuit, quant à elle, sa carrière de peintre. Sa
réputation grandit, elle est appelée à Rome par le pape
Clément VIII, plusieurs Papes s'intéressant d'ailleurs à
son travail. Elle est élue à l'Académie de Rome et meurt
le 11 août 1614 à Rome, laissant derrière elle, un certain
nombre d'oeuvres dont son auto-portrait aujourd'hui dans la famille du comte
Zappi d'Imola, famille de son mari. Mais, Lavinia, en dépit d'un
certain talent, n'était pas Le Caravage, Tiepolo ou Rubens.
Sa célébrité, Lavinia la doit à un tableau
qu'elle peignit vers la fin du 16ème siècle et qui
représentait Antonietta Gonzales, fille de Pedro Gonzales, le sujet du
tableau que nous présentons aujourd'hui et qui fut peint par une
école allemande aux alentours de 1580. Car Antonietta a eu le
redoutable privilège ou le malheur d'être parmi les femmes
« à barbe » qui ont marqué les siècles. Pire,
la petite Antonietta était atteinte de ce que l'on appelle aujourd'hui
l'hypertrichose congénitale généralisée. Comme son
père, elle était couverte de longs poils de la tête aux
pieds. Cette maladie, extrêmement rare, puisqu'environ 100 cas ont
été répertoriés dans le monde jusqu'à ce
jour, est transmise sous la forme d'une hérédité
autosomique dominante. La pilosité foetale demeure et n'est pas
remplacée par un duvet ou des poils terminaux. Le nourrisson est
anormalement velu à la naissance et la pilosité augmente sans
cesse jusqu'à ce que le sujet soit entièrement couvert de la
tête aux pieds à l'exception des paumes des mains et des faces
plantaires. Les poils peuvent atteindre jusqu'à 10 cm de long et peut
coexister avec des malformations de la dentition.
Son père, né aux Canaries, fut donc l'un de ces hommes que
l'on a peut-être qualifiés de loups-garous dans l'imaginaire
populaire. Il fut dans tous les cas, le premier dont nous possédons une
image fidèle que l'on peut observer aujourd'hui au château
d'Ambras, ancienne demeure de l'Empereur d'Autriche, Ferdinand II, près
d'Innsbruck, dans le Tyrol autrichien. Ferdinand était, avant
d'être empereur, un collectionneur né. Il fit venir à
Ambras les objets les plus rares et les plus insolites de son époque
dont ce tableau de Pedro Gonzales.
Dans cette famille, remarquable par cette hypertrichose
héréditaire généralisée, le père,
Pedro Gonzales, fut le premier à se manifester (il existe des formes
sporadiques de la maladie). Il la transmit à ses trois enfants (2
filles et un garçon), dont Antonietta, peinte par L. Fontana.
Antonietta se maria et eut un garçon lui-même atteint par la
maladie. Ceci nous fait d'ailleurs remarquer qu'Antonietta qui ressemblait
plus à un chat qu'à une femme, trouva quand même un mari
et enfanta de trois enfants.
Comment vécurent ces personnes à une époque
d'ignorance profonde des sciences de la vie?
De nos jours, les sciences fondamentales ont fait de tels progrès,
notamment en génétique, qu'il est possible de déterminer,
jour après jour, de nouveaux gènes à l'origine de telle
ou telle maladie. C'est souvent la presse « grand public » qui
annonce, presque en même temps que les revues scientifiques que le
gène du gaucher a été découvert, que le
gène de telle maladie orpheline a été mis en
évidence, mais à cette époque?
A cette époque, on était une peluche. Pedro Gonzales fut donc
offert en cadeau (oui, offert) à Henri II, qui se prit d'affection pour
cet être humain au point de lui donner une instruction, de
l'éducation et d'en faire un ambassadeur. Henri II n'était
d'ailleurs peut-être pas dénué de tout sous-entendu
politique, car le fait d'envoyer un être velu de la tête aux pieds
ne pouvait manquer d'intriguer et d'éveiller ses royaux
collègues européens.
Pedro Gonzales va donc voyager dans presque toutes les cours
européennes. Mais là où les hommes d'église ne
voient en lui qu'une âme pécheresse punie par le Seigneur, les
médecins se penchent sur son cas et celui de ses enfants (on ne sait
jamais, le pêché peut être originel) et l'un d'eux au moins
en rapporte une description exacte, Ulysse Aldrovandi. Il le décrit si
bien qu'il le classe dans un livre au titre évocateur « Histoire
de Monstres » publié en 1642 (nous ne sommes pourtant pas
très loin du siècle des lumières!). Les clichés
ont la vie dure, même à notre époque d'ailleurs.
Ces patients sont alors des phénomènes de foire, Pedro
Gonzales fut exhibé. Il n'était pas lui-même en reste
d'exhiber ses enfants. Ceci n'est pas sans nous rappeler le très beau
film de David Lynch « Elephant Man ». Film qui retrace la vie de
Joseph Merrick, autre phénomène qui vécut au 19ème
siècle à Londres. On soupçonna pendant long-temps chez
Merrick une maladie de Recklinghausen, mais une analyse
génétique de ses ossements a montré qu'il souffrait d'un
syndrome de Protée, constitué par la présence de
gigantesques hamartomes. On ne sait d'ailleurs pas si, chez Joseph Merrick, ce
syndrome était ou non associé à une maladie de
Recklinghausen. Joseph Merrick avait été opéré en
1890 d'une excroissance à la lèvre qui lui donnait une apparence
de trompe. Il devait mourir d'étouffement durant son sommeil à
l'âge de 27 ans.
En 1885, la Reine Victoria interdisait les exhibitions de ce type en
Grande-Bretagne. Il était temps.
Les derniers mots sont ceux de Merrick: « Je ne suis pas un
éléphant, je ne suis pas une bête, je suis un homme.
»