PRESENTATION DU CAS
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Dr Collins : Mlle R. était une femme de 19 ans qui vivait avec de la famille aux Etats-Unis depuis plusieurs années, alors que son père et sa mère continuaient de vivre à l'étranger. La patiente a été hospitalisée pour une intervention chirurgicale crânienne à froid, en raison de complications liées à un syndrome génétique. Mlle R. parlait bien l'anglais et a pu exprimer son consentement à l'intervention.
Après un acte neurochirurgical réussi, la patiente allait bien jusqu'à 10 jours après l'opération, puis elle a commencé à se plaindre de céphalées aiguës intenses et a rapidement perdu toute réaction. Transférée dans l'unité de soins intensifs (USI), elle a subi une scanographie du crâne qui a révélé une hémorragie intracrânienne. Une tentative d'identifier et de coaguler le vaisseau hémorragique par radiologie interventionnelle a été écourtée en raison de l'instabilité hémodynamique. La patiente a alors été transférée au bloc opératoire, où l'hémorragie a été maîtrisée. L'état clinique de la patiente ne s'est pas amélioré par la suite et elle est restée sans réactions sous ventilation assistée. L'examen a confirmé la mort cérébrale et, après des tests d'apnée réitérés négatifs, la patiente a été déclarée morte. Comme ses parents ne l'avaient pas vue depuis longtemps et n'avaient pas pu lui dire adieu, elle a été ramenée à l'USI et gardée sous respiration artificielle, en attendant l'arrivée de ses parents.
Le père de la patiente, qui avait pouvoir de parler en son nom pour les questions de santé, arriva dans les 24 heures suivant la déclaration de décès. Sa mère devait arriver le lendemain. Le père a demandé que la respiration artificielle soit poursuivie et a prié l'équipe soignante d'administrer à sa fille une substance médicinale traditionnelle chinoise, ou supposée telle. Le père a expliqué que cette substance est souvent utilisée dans son pays natal pour divers états pathologiques, y compris le coma. Il a demandé à l'équipe soignante de combiner "le meilleur de la médecine occidentale et de la médecine orientale" pour le bien de sa fille. Après plusieurs discussions avec le père, il n'a pas été possible de voir clairement de quelle façon il pensait que cette substance pourrait être bénéfique. La famille de Mlle R. aux Etats-Unis appuyait la demande du père. Devant la nature inhabituelle de cette demande, l'équipe soignante a convoqué une réunion éthique pour décider s'il fallait administrer la substance en question pendant 2 ou 3 jours, tout en maintenant la patiente sous respiration artificielle.
DISCUSSION
Dr Applbaum : Les cas éthiques sont souvent évalués en pesant les considérations en faveur et en défaveur des mesures proposées et de leurs alternatives. Ici, nous procéderons à une approche différente, qu'on pourrait appeler la méthode d'isolement analytique.1 En considérant les variantes hypothétiques sur le cas en cours, on raisonne des cas clairs aux cas plus difficiles, pour tenter d'identifier les principes qui font le travail critique dans les jugements moraux de chacun. Une première variante, préalable, est de supposer, jusqu'à ce que cela soit explicitement modifié car évidemment contraire aux faits, qu'aucun des moyens proposés pour traiter le patient n'est particulièrement coûteux, que ce soit en ressources matérielles ou en efforts de la part de l'équipe médicale et infirmière.
Imaginons que cette jeune patiente sous ventilation assistée soit consciente et soit traitée par un médicament classique qui ait quelque perspective de bénéfice clinique, et qu'elle souhaite clairement rester sous ventilation et continuer le traitement. Bien évidemment, elle doit continuer d'être traitée et la ventilation doit se poursuivre.
Supposons maintenant que son médecin conclue que la poursuite du traitement médicamenteux est clairement vaine au plan physiologique, mais que la patiente, consciente et apte, demande qu'on essaie encore une médication. En utilisant le « cas clair d'inutilité physiologique », on peut éviter un débat sur lintérêt dune notion plus large de ce qui est « inutile » (ou « vain ») qui inclut des jugements-limites sur les probabilités et les évaluations qualitatives du bénéfice, ou si la notion plus large de vanité doit de préférence se comprendre comme une détermination descriptive qui aboutit à des conclusions normatives ou comme une détermination qui intègre des jugements normatifs.2,3
En règle générale, les médecins ne devraient pas accéder aux demandes de traitements clairement vains, même lorsque le coût ne pose pas problème, car y céder, cest miner le professionnalisme de la médecine et les revendications légitimes de la science médicale à une autorité dexpertise. Le médecin nest pas lappendice technique à tout faire de la volonté et des intérêts du patient, mais un professionnel qui œuvre pour la santé et le soulagement des souffrances, par une application des sciences médicales fondée sur un jugement clinique sain. Les termes du service apporté par le médecin sont adéquatement régis par les idéaux de la médecine, conçus au sens large et acceptés après réflexion. Bien que la pratique normale de la médecine fasse lobjet de discussions vives et créatives le long de diverses lignes de fracture, un médecin doté dintégrité professionnelle a le droit, et parfois le devoir, de refuser de fournir un service demandé si celui-ci est contraire aux idéaux régulateurs de la médecine, tels quils sont compris actuellement.
Le respect de lautonomie du patient exige quun patient ayant ses facultés (ou son représentant) soit en droit de refuser quasiment tous les traitements (avec quelques exceptions lorsque le refus nuit à dautres), mais ce respect nimpose pas au médecin dadministrer tous les traitements possibles. Cette distinction nest pas appréciée à sa vraie valeur. Aucune interprétation raisonnable des exigences dautonomie ou dautodétermination du patient ne peut sélaborer sans égard pour la revendication légitime dautodétermination du médecin. Au nom de son autonomie, un patient a le droit dêtre informé des options thérapeutiques et des désaccords de jugement entre médecins, et il est toujours libre de confier ses soins à un autre clinicien qui accepte de sen charger. Mais les patients nont pas un droit à un traitement que le médecin considère être de la mauvaise médecine.
Les traitements qui napportent absolument aucun bénéfice (par exemple, le laevo-mandelonitrile bêta-glucuronoside, plus connu sous le nom de Laetrile) ; qui ont des risques deffets nocifs clairement supérieurs aux bénéfices (cas de la fenfluramine-phentermine, couramment appelée Fen-Phen) ; qui apportent des bénéfices ne concernant pas la santé au sens large (substances augmentant les performances chez les athlètes) ; qui apportent des bénéfices qui exigent une certaine opacité pour leur efficacité (placebos) ou qui napportent de bénéfices quà des tiers (par exemple, calmer un parent angoissé en traitant linfection virale de son enfant par des antibiotiques) sont tous des traitements qui, dune certaine façon et dans une certaine mesure, vont à lencontre des idéaux régulateurs de la médecine. Les patients ne sont pas fondés à exiger de tels traitements au nom de leur autonomie, et le médecin a, dordinaire, de solides raisons de refuser. Cela est vrai même si le traitement demandé nest pas coûteux en ressources ou en efforts. Pratiquer la médecine dune manière qui en contredit ou qui en sape les idéaux régulateurs est une faute du médecin, soit quil ait violé les engagements quil a déjà pris, soit quil nait pas pris les engagements quil devait. Dans les deux cas, lintégrité professionnelle du médecin est en cause.
Un traitement vain administré par compassion, au lit de mort du patient, peut toutefois sembler une exception aisément admissible à lobjection de principe à ce type de traitement. Un bon médecin traite les souffrances et la peur du patient autant que son corps. Si un autre cycle de traitement est nécessaire pour que le patient soit certain que tous les efforts ont été faits, il serait raisonnable daccepter, même si, dun strict point de vue biologique, la tentative supplémentaire franchit les limites du raisonnable. Bien que le clinicien ne soit pas, moralement, dans lobligation dadministrer des traitements inutiles, il y a des conditions dans lesquelles un traitement inutile nentre pas en conflit avec les idéaux de la médecine, et est donc permis. Alternativement, au lieu de considérer cet exemple comme une exception à la règle générale dobjection à un traitement inutile, on pourrait nier son inutilité. On dira alors que, bien que le traitement soit biologiquement inefficace, il offre dimportants bénéfices psychologiques. Dune façon ou de lautre, si par hypothèse un autre cycle de traitement nétait ni coûteux ni long, le médecin devrait normalement accéder à la requête du patient.
Comment doit répondre le clinicien si le patient, conscient, lui dit : « Je sais que je vais mourir et, dans ma culture, il y a une certaine forme de toilette rituelle qui est exigée en préparation à la mort et que je ne peux pas faire moi-même. Je crois que la migration de mon âme vers lautre monde dépend de cette préparation. Le personnel infirmier pourrait-il maider à me laver pour me préparer à la mort ? »
Supposons quaucun parent ou ministre du culte ne puisse arriver à temps pour pratiquer les ablutions nécessaires. Supposons en outre que le rituel nexige pas, pour son efficacité spirituelle, que lexécutant de la toilette partage le sens que le croyant attache à lacte, de sorte que léquipe soignante na pas à faire sienne la tradition religieuse du patient. Tant que le personnel concerné ne formule pas dobjection de conscience et que lexécution de la toilette ne le détourne pas sensiblement de ses obligations cliniques, il est dordinaire fait droit à ce type de requête. A strictement parler, les professionnels de santé ny sont pas obligés, car une telle demande sort des limites des soins médicaux et infirmiers, mais elle ne contredit pas et ne sape pas les finalités ou les idéaux de la médecine et de linfirmerie. Si un médecin peut, par humanité, aider un patient à remplir ainsi un devoir religieux et si laccomplissement de cet acte ne viole pas les propres convictions religieuses ou morales de ce médecin, il serait décent de le faire.
Administrer un remède traditionnel à la demande dun patient mourant, mais conscient et doté de ses facultés, cest, à certains égards, comme administrer un traitement classique inutile au plan physiologique pour soulager lanxiété dun patient et, à dautres égards, comme pratiquer une toilette rituelle pour répondre à une pratique culturelle ou religieuse. Du point de vue du patient, bien entendu, il y a une troisième possibilité – celle que le remède ait un bénéfice physiologique. Cette discussion suppose que le clinicien nait pas de bonne raison de partager un tel sentiment. Sil en a, le clinicien ne jugerait pas que le traitement est inutile.
Quoi quil en soit, en traitant la personne comme un tout, les professionnels de la médecine peuvent choisir de répondre aux besoins dun patient par des moyens dont certains au moins ne sont pas conventionnels. Léquipe médicale na aucune obligation dadministrer la substance et il y a des considérations qui vont contre cette pratique. Dordinaire, le médecin doit refuser dadministrer une substance qui peut être toxique pour le patient ou pour autrui, et sil sagit dune substance inconnue, de pureté incertaine, cela peut être une raison suffisante pour la refuser à lhôpital. Mais supposons, peut-être contre les faits, que la substance en question soit réputée être une préparation herbée stérile, inoffensive. Si lon reconnaît que lusage humanitaire dun remède traditionnel au lit de mort est une exception suffisamment claire à lobjection dinutilité, pour la raison que cet usage ne contredit pas ou ne constitue pas une remise en cause générale des idéaux régulateurs de la médecine, il serait décent, là encore, daccepter. Il nest pas impératif que tout acte réalisé par un médecin pour un patient réponde à un objectif strictement médical.
Supposons maintenant que le patient soit vivant, mais inconscient, et quil ait demandé par anticipation à être maintenue sous respirateur et à recevoir un remède traditionnel, ou quun membre de sa famille détenant une procuration médicale et exerçant son jugement par substitution demande la même chose. Rappelons que nous avons supposé quil nexiste pas de considérations de ressources jouant en défaveur. Accéder à cette requête nest pas déraisonnable, dans ce cas aussi. Bien quil ne soit plus capable de souffrir si le médecin refuse, nous montrons de légard pour lui en respectant sa volonté autonome exprimée à lavance, que ce soit en suivant ses instructions ou en se pliant aux décisions des personnes choisies par lui pour décider à sa place. De plus, quand la famille est impliquée, les professionnels de santé peuvent parfois apaiser leur souffrance, leur anxiété, leurs craintes ou leur sentiment de culpabilité en respectant la volonté préalablement exprimée dun patient inconscient.
En revanche, supposons cette fois que le patient soit un cadavre dont le cœur ne bat plus, et dont la poitrine se soulève et sabaisse parce quil reste relié au respirateur. Mais la personne détenant ses volontés médicales, pensant quil nest pas mort et quil peut être guéri, ou croyant quil est mort mais quil peut être ramené à la vie, exige quil soit gardé sous respiration artificielle et quil reçoive un remède traditionnel. Cela dépasse les bornes des concessions raisonnables, pour devenir une farce sinistre. Mettre en œuvre un traitement médical sur un cadavre est une farce car les actes nont pas seulement des conséquences : ils expriment aussi un sens, et aucun médecin convaincu des idéaux régulateurs de la médecine ne peut sincèrement faire sien ce quun tel traitement exprime. Le patient est mort, et tout droit quil pourrait avoir de diriger et de contrôler la façon dont il est traité par le personnel médical et infirmier cesse avec sa mort. Sa volonté antérieure contrôle, dans certaines limites, ce qui sera fait de sa dépouille, mais elle ne peut décider du fait quil soit jugé mort ou vivant. Le patient (ou son représentant) a pu passer un contrat avec son médecin ou obtenir sa promesse de traiter son cadavre par des médicaments. Mais sauf si ce traitement apporte un bénéfice médical à dautres, comme dans le cas dun donneur dorganes ou dune femme enceinte, ce serait une violation de lintégrité professionnelle, pour un médecin, de proposer ou de fournir un service en de tels termes.
Et sil était demandé à léquipe médicale, soit par une volonté écrite soit par la famille, de préparer pour les funérailles selon une certaine façon un corps unanimement reconnu comme mort ? Peut-être, en parallèle avec le cas hypothétique évoqué plus haut, la religion du patient veut que le cadavre soit rituellement purifié pour que lâme puisse accomplir son voyage. Bien entendu, cest avant tout le devoir dun croque-mort ou dun ministre du culte, et normalement la seule responsabilité de léquipe médicale après le décès est de transférer la charge du corps à cette personne, de manière digne et en temps voulu. Supposons donc que la tradition exige que la toilette mortuaire soit effectuée immédiatement après le décès, et que ceux qui doivent normalement accomplir cette cérémonie ne puissent arriver à temps. Contrairement au cas où il sagissait dadministrer des traitements curatifs à un cadavre, il ne sagit pas ici dune farce médicale, donc pas dune violation de lintégrité professionnelle. Cela nentre plus dans les responsabilités professionnelles de léquipe, mais cela ne sort pas des limites de la compassion humaine. Si le personnel infirmier (car cest à lui que cela reviendrait) na pas dobjection de conscience tenant à ses propres convictions religieuses ou morales, cest un geste dhumanité pour lequel il peut se porter volontaire.
Dans une variante proche du cas réel présenté, supposons quun patient sous respiration artificielle soit décédé, selon les critères de mort cérébrale, mais quil ait laissé une volonté écrite demandant à ce quil ne soit pas déclaré mort dans les circonstances, ou quun membre de la famille, agissant en qualité de représentant de la volonté du patient, demande quil ne soit pas déclaré mort. Quelle doit être lattitude de léquipe médicale ?
Considérons les critères de décès plus en détails. Dans tous les Etats-Unis, larrêt irréversible des fonctions circulatoire et respiratoire, ou larrêt irréversible du fonctionnement de tout le cerveau, est suffisant pour déterminer le décès. Dun point de vue philosophique ou biologique, il est possible que ces critères ne soient pas les plus solides.4 On peut considérer que la mort survient plus rapidement, avec la perte définitive de conscience, ou moins rapidement, uniquement lorsque le cœur a cessé de battre. Mais larrêt du fonctionnement de tout le cerveau fait partie des critères publics, admis par tous. Chacun est libre de penser que la loi fait erreur, mais chacun nest pas libre de choisir son propre critère de décès et de sattendre à ce que les autres sy conforment. Même si certains sont partisans dun choix personnel des critères de décès, ce qui suit va à lencontre dune telle position.
Une affaire judiciaire, Crobons contre Wisconsin National Life Insurance Company and Wyant, montre en quoi il est important davoir une définition commune, partagée par le public, de ce quest la mort.5,6 M. Crobons, habitant du Michigan, était maintenu en vie après une hémorragie cérébrale massive. Lassocié de Crobons, Wyant, avait une police dassurance de 100 000 $ sur la vie de Crobons, indiquant Mme Crobons comme bénéficiaire. Le 12 septembre 1982, le médecin de Crobons inscrivit dans le dossier médical : « examen neurologique concluant à la mort cérébrale. »5
Comme Mme Crobons se refusait à accepter le décès de son mari, le médecin a accepté dajourner larrêt du maintien artificiel des fonctions vitales. Informé de la mort cérébrale de son associé, le 13 septembre, Wyant se hâta de se proclamer bénéficiaire de la police. Le 14 septembre, les machines furent débranchées et Crobons fut déclaré mort.
Wyant, en qualité de titulaire de la police dassurance, était fondé à changer le nom du bénéficiaire tant que Crobons était vivant. La question était donc : quand Crobons est-il mort ? La loi sur les décès de lEtat du Michigan (Michigan Death Act) retient un critère de mort cérébrale, mais Wyant a avancé comme argument que lobjet de la loi était dapporter une protection en responsabilité civile aux chirurgiens spécialistes des transplantations, de sorte que le critère de mort cérébrale sappliquait uniquement aux cas de transplantation ; pour les besoins de lassurance, cest lancien critère dactivité du cœur qui devait prévaloir. Linterprétation la plus plausible de la position de Wyant est que, à part la transplantation, les patients et les familles peuvent choisir quel critère de décès utiliser. Mme Crobons refusait toujours le critère de mort cérébrale le 13 septembre, ce qui permettait de dire que M. Crobons était toujours vivant lorsque Wyant sest désigné comme bénéficiaire.
Les tribunaux fédéraux et les cours dappel ont rejeté la demande de Wyant. « Le libellé simple du statut requiert que la méthode de détermination du décès, prescrite selon la loi, "sera utilisée pour tous les cas dans cet état, y compris les affaires civiles et criminelles." »6 Dans le Michigan, la mort cérébrale est la mort pour tout le monde et dans tous les cas, et ne dépend pas des intentions ou des croyances de la personne.
Avoir des critères de décès différents selon le but, ou laisser le choix des critères dépendre des intentions ou des croyances du mourant, nest pas nécessairement incohérent. Si le critère correct de décès nest pas simplement un fait scientifique ou métaphysique, mais plutôt un jugement normatif pratique qui sappuie sur ces faits, alors, en principe, les critères de décès peuvent, dans une certaine limite, être pluriels ou dépendre des intentions, et des lois reflétant cela pourraient être rédigées.
Par exemple, le New Jersey ne permet pas de déclarer le décès sur des critères neurologiques si cela « viole les convictions religieuses personnelles de lindividu ».7 De même, létat de New York demande aux hôpitaux de faire des « concessions raisonnables » aux personnes qui font objection aux critères de mort cérébrale.8 Mais céder à une notion courante et publique de la mort, comme lont fait le New Jersey et, dans une certaine mesure, létat de New York, est une idée étonnamment mauvaise. Le fait quun avocat général puisse inculper de meurtre un agresseur ne doit pas dépendre des convictions religieuses ou dune volonté écrite de sa victime, et cest un message de confusion que quelquun soit jugé vivant par une compagnie dassurances sur la vie, mais décédé par une caisse maladie.
Pour parler de façon plus générale, lorsque les intérêts et les obligations de tierces parties sont en jeu, et que dautres sont appelés à prendre des mesures importantes ou à supporter des charges significatives, il est nécessaire de disposer dun rendu commun et public du moment du décès. Les membres dune société politique peuvent choisir collectivement tel ou tel critère, ou se mettre daccord sur le fait que le décès est un processus, non un moment, et établir des règles particulières pour les mourants. Un individu – y compris sans doute de nombreux médecins à titre individuel – peut considérer que les normes publiques sont erronées et continuer de croire quil y a une importante différence morale entre un cadavre froid et un corps au cerveau mort, perfusé et branché à un respirateur artificiel.9 Mais il ne peut pas revenir simplement à un individu de décider pour dautres quand ce patient doit être traité comme vivant et quand il doit être traité comme mort. Par conséquent, il existe des limites aux concessions que le médecin peut ou doit faire aux familles ou aux patients dont les traditions culturelles ne sont pas conformes aux critères de décès publics.
Considérons maintenant la variante contre-factuelle finale. Continuons dadmettre que le traitement en USI nest pas coûteux, mais prenons par ailleurs les faits du dossier tels quils sont : les parents dune patiente qui a été déclarée morte demandent à ce quelle soit gardée sous respiration artificielle et à ce quon lui administre un remède traditionnel. La demande peut être séparée en deux parties : une demande de ne pas arrêter un traitement (le respirateur) et une demande de mettre en œuvre un traitement (le remède traditionnel).
Bien que la distinction entre retirer et suspendre un traitement ne fasse pas toujours de différence morale dans les soins de fin de vie, il existe ici une asymétrie entre « ne pas arrêter » et « entreprendre ». Lorsquon met en œuvre une action positive pour traiter un corps mort, il est difficile dignorer certaines présomptions quant aux intentions et aux raisons. Cest au clinicien que revient la charge dexpliquer en quoi laction nexprime pas laval de la notion de « traitement vain » ou le rejet de la mort cérébrale, donc ne met pas immédiatement en cause son intégrité professionnelle. Lorsquil sagit dattribuer des intentions et des raisons à un agent, linaction a généralement davantage de degrés de liberté que laction.
Le médecin peut porter assistance aux souffrances humaines de façons assez peu conventionnelles. Les parents ne sont pas les patients à la charge de ce médecin, de sorte quil y a des limites à ce que lon peut raisonnablement attendre à cet égard. De plus, il y a des raisons de sinquiéter du fait que retarder le débranchement dun respirateur sur un cadavre sape, même de façon non délibérée, lacceptation pratique du principe de mort cérébrale. Pour être clair, cest une acceptation pratique, non épistémologique, qui est recherchée. Si les parents, après réflexion et discussion avec les médecins, continuent de croire quune enfant déclarée en état de mort cérébrale est toujours vivante, il est à la fois offensant et inutile pour les autorités ou institutions médicales dinsister sur le fait quils ont tort. Tout ce que peuvent espérer les cliniciens, cest que les parents se fassent une raison et acceptent les conséquences (tragiques de leur point de vue) du fait quils nont pas autorité pour commander aux professionnels de santé et aux institutions publiques dagir conformément à leurs croyances privées. Mais un médecin doué de tact devrait pouvoir trouver une marge décente pour manœuvrer entre le choc et le déni. Donc, tant que lon garde lhypothèse que le maintien dun patient dans lUSI nest ni coûteux, ni lourd à gérer, on peut retarder un peu le moment de débrancher les appareils – comme cela se fait couramment – pour permettre à la famille daccepter la perte de leur proche. De même, si le patient, lorsquil était vivant, sest assuré auprès de son médecin que celui-ci attendra un peu avant darrêter les appareils, cette assurance, dans certaines limites, peut être donnée au mourant et, une fois donnée, doit être respectée. Ce nest pas la même chose que daccepter le critère de décès choisi par le patient. Ce nest pas une question de choix individuel contrôlé par une volonté écrite ou par des porte-parole auprès des médecins.
Pour ce qui est dadministrer le remède traditionnel, la réponse dépend de savoir si laction ressort plutôt de laide apportée à quelquun pour pratiquer un rituel religieux sur un cadavre ou plutôt de ladministration dun traitement vain à un corps mort, et cela peut tourner à des interprétations subtiles des significations données à la pratique. Léquipe médicale peut, à son gré, accepter lexécution dun rituel religieux. Concernant la patiente, son médecin peut se comporter comme si elle était vivante à des fins religieuses, car cela ne lui impose pas de valider un critère de décès qui serait contraire à celui accepté par les spécialistes et le public. Mais léquipe médicale ne doit normalement pas participer à ce qui revient à une parodie de médecine en sengageant dans ce qui est nécessairement un acte médical vain : le traitement dun cadavre – même si cela réconforterait la famille ou, par anticipation, le mourant, et même si la raison qua la famille de croire que le remède est médicalement efficace a un fondement religieux ou culturel.
Une importante leçon à tirer de ce cas est que, lorsquon est face à des patients qui font des demandes inhabituelles fondées sur des pratiques ou des croyances culturelles ou religieuses peu familières au médecin, il est important pour le médecin de comprendre quelles raisons sous-tendent la demande.9-11 Dans le cas présent, la famille a-t-elle rejeté le critère de mort cérébrale pour des raisons religieuses ? La demande ne traduit-elle pas simplement un refus temporaire daccepter une pénible nouvelle, et non le rejet par principe de ce critère ? Peut-être les parents acceptent-ils le critère, mais doutent-ils que ses conditions soient remplies dans le cas de leur fille ? Considèrent-ils le remède traditionnel comme efficace sur le plan spirituel ou sur le plan physique ? Si cest sur le plan physique, considèrent-ils que le remède est un médicament, qui agit selon les lois de la nature, ou une préparation rituelle ou magique qui agit de façon surnaturelle, ou ne font-ils pas ce genre de distinction ? Une compréhension sensible et nuancée des raisons poussant les patients et leur famille à rechercher des traitements non conventionnels est utile dau moins deux façons : le médecin aura une base plus solide pour prendre des décisions (ou faire des concessions) aux limites des bons soins médicaux, et il peut découvrir que les préoccupations sous-jacentes ne sont pas ce quelles semblaient être en surface et quelles peuvent recevoir une réponse dans les limites des bons soins médicaux.
Jusquici, les variantes hypothétiques ont supposé que le traitement nest pas coûteux. Mais les soins en USI sont assez coûteux, et de deux façons. Dabord, un séjour de 3 jours en USI est très cher, en termes financiers – selon des estimations hospitalières internes, de lordre de 9000 à 18 000 $ en coûts marginaux directs avant denvisager le coût des infrastructures et de lencadrement. Ensuite, un patient en USI exige du temps, de lénergie et de lattention du personnel médical et infirmier 24 heures sur 24. Même si la famille rembourse le gouvernement fédéral de la totalité du coût financier des soins, léquipe médicale pourrait avoir à redire : on lui demande de se consacrer à un but qui sort de ses engagements professionnels et qui, pour une part, sape ces engagements. Ils avaient signé pour soigner des patients, et se retrouvent encombrés du soin de cadavres. De sorte quune évaluation complète de ce dossier doit inclure les charges que la poursuite du traitement dun corps mort fait peser sur léquipe médicale et les ressources publiques.
Comme, en tant que citoyens, nous respectons la liberté et lautonomie des autres, il nous faut une bonne raison pour imposer les vues de la majorité sur les minorités. Dordinaire, nous devons regarder avec tolérance et ouverture les différences de valeurs et de croyances.12 Nous ne pouvons nous passer dune définition publiquement partagée de la mort, mais nous devons laisser aux individus la liberté dagir en fonction de conceptions opposées de la mort, tant que cela nimplique pas de tierces parties importantes et dautres enjeux importants. Cest pourquoi, dans les scénarios hypothétiques précédents, les demandes de traitement inutile, de traitement traditionnel et de traitement rituel peuvent être acceptées lorsquelles ne créent pas une charge financière ou nentrent pas en conflit avec les engagements professionnels de léquipe médicale. Mais la tolérance a ses limites. Une limite est claire – il est déraisonnable de consacrer des ressources publiques substantielles et lénergie de professionnels au soin dun corps qui, selon les critères professionnels et institutionnels, est mort ; et ceci même lorsque la tradition religieuse du défunt considère que le corps est vivant. Lorsque ces charges sont faibles, on peut éventuellement envisager une tolérance. Mais lorsquelles sont considérables (et quelques jours en USI, cest considérable), léquipe médicale a non seulement le droit, mais aussi le devoir de refuser.
Mlle R. aurait dû être débranchée du respirateur au moment où la mort cérébrale a été constatée. Au lieu de cela, léquipe médicale avait initialement prévu de la garder sous respiration artificielle pendant les 2 jours et quelque quil a fallu aux deux parents pour arriver de létranger et « pouvoir lui dire adieu ». Cest une pratique courante qui paraît être une décence minimale dans des cas particuliers, mais qui a deux conséquences malheureuses : un retard matériel est un gaspillage à mauvais escient des ressources publiques, et il a leffet général dentretenir lopinion selon laquelle la mort cérébrale nest pas vraiment la mort. Si lasymétrie évoquée plus haut entre le fait de ne pas arrêter un traitement et celui de mettre en œuvre un traitement est valable, le médecin ne doit pas se précipiter sur linterrupteur du respirateur, sous peine dêtre pris pour un « négateur » (denier) de la mort cérébrale. Linaction admet davantage de degrés de liberté dans linterprétation. Mais contrairement aux scénarios hypothétiques à bas coût envisagées plus haut, la durée de séjour en USI est très coûteuse, tant au plan financier quhumain, et le coût devient une contrainte forte. Lorsque les coûts sont en cause, un retard de plus de quelques heures semble excessif.
Néanmoins, une fois prise la décision de laisser la patiente sous respiration artificielle jusquà larrivée des parents, ladministration du remède traditionnel en attendant le second parent ne serait pas, à la limite, coûteux en ressources. Si lon considère ladministration du remède traditionnel comme un rituel religieux, et non comme un traitement vain, lintégrité de la pratique médicale ne serait pas remise en cause et il ne serait donc pas erroné daccéder à la requête du père, en attendant larrivée de la mère.
Une telle façon de voir les choses serait toutefois quelque peu forcée. Une interprétation qui voit le remède traditionnel comme un rituel religieux pose le cas dans sa forme la plus intéressante, et il ne fait pas de doute que de tels cas se produisent. Bien quon ne sache pas tout ce que lon aimerait savoir sur ce cas, cette interprétation, sur la base des faits présentés, nest pas plausible. En fin de compte, le cas présent peut être envisagé au mieux, du point de vue de la famille, comme une demande de ce quelle espère être un traitement médicalement efficace dune patiente vivante, en combinant « le meilleur de la médecine occidentale et de la médecine orientale ». Du point de vue du médecin, il nest guère dautre choix que de considérer une telle demande comme celle du « traitement médicalement vain dun cadavre ». A la lecture de ce dossier, le remède traditionnel ne devrait tout simplement pas être administré.
RETOUR SUR LE CAS
Léquipe traitante voulait respecter les valeurs culturelles de la famille et a reconnu que ladministration du remède traditionnel ne présentait pas de risque pour la patiente (morte). En outre, léquipe pensait quun traitement dune durée limitée aiderait la famille à accepter le décès de la patiente. Léquipe de consultation éthique a conclu que : « étant donné les bénéfices psychologiques pour la famille... et labsence de risque pour la patiente (puisquelle était morte), il était licite pour léquipe daccéder à la demande de la famille, pour autant que des limites temporelles claires étaient posées (2-3 jours maximum).
A la lumière de ces recommandations, léquipe a accepté dadministrer la substance et de maintenir la patiente sous respiration artificielle pendant 48 heures. Trois jours après la déclaration de décès, la famille a demandé que soit poursuivie ladministration du remède traditionnel, mais cette demande a été rejetée. Après le choix par la famille dune heure précise pour arrêter les soins (coïncidant avec lheure favorable selon des calendriers mystiques orientaux), un rituel a été pratiqué au chevet de la morte et, au moment choisi, le respirateur a été éteint.
CONCLUSION
Ce cas illustre bien les défis que posent les conflits éthiques interculturels dans la médecine moderne. A une époque où lon porte beaucoup dattention à améliorer les compétences culturelles des médecins, ce cas détude montre limportance danalyser explicitement la façon dont les professionnels de santé peuvent travailler avec des patients dont les croyances, les pratiques et les valeurs en matière de santé peuvent être peu familières, en reconnaissant que les concessions ont des limites lorsquil sagit de coûts réels pour les autres et pour la société.